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Montaigne et Jean Papon. L’« arrêt notable », une tradition sabordée par Montaigne
Parler changeant et parler résolutif
Des deux phrases célèbres des Essais qui évoquent le passé de Montaigne comme magistrat à la deuxième Chambre des Enquêtes et le rôle très particulier qu’il y avait1, la critique ne retient souvent que la seconde. Cette myopie curieuse s’explique aisément car cette phrase évoque une image si connue — celle de la balance sceptique représentée sur le fameux jeton2 — qu’elle semble s’imposer dans l’esprit de tout lecteur de Montaigne au point de faire un peu oublier la phrase précédente :
Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses ; et, si nous n’y prestons le jugement, nous y prestons aiséement l’oreille. Où l’un plat est vuide du tout en la balance, je laisse vaciller l’autre, sous les songes d’une vieille3.
Qui plus est, le scepticisme montaignien dont il est effectivement question ici a tendance à faire passer au second plan des enjeux plus immédiats du texte. En effet, les « opinions diverses » dont parle Montaigne ne se rapportent pas d’abord aux idées à relativiser de telle ou telle philosophie mais désignent bien, de façon précise, les différentes « opiniones » des juristes que l’on trouve consignées à l’époque dans de respectables in folio4. Quant aux « arrêts », il s’agit bien évidemment surtout pour Montaigne des sentences rendues par les cours souveraines. Le sens plus général de « décision » qu’on lui prête parfois n’est que métaphorique et second.
Cet aspect — la présence de véritables arrêts dans les Essais — n’a pas été suffisamment mis en lumière malgré des travaux récents5. Car si les Essais ne ressemblent en rien à un Recueil d’Arrests comme il s’en publie à la fin du XVIe siècle, il reste toutefois que le magistrat reprend à plusieurs reprises dans son œuvre — avec malice et ironie — cette forme juridique si particulière de l’« arrêt notable6 ».
Les premières collections d’arrêts notables, en général propres à un seul Parlement et publiées en latin, apparaissent au XIVe siècle (c’est à cette date que Jean Le Coq rédige ses Quæstiones7). Ces recueils, plus ou moins importants, manuscrits ou publiés, se multiplient ensuite avec les œuvres de Jean Corsier8 (travail complété par Étienne Aufreri à la fin du XVe siècle9), celle de Guy Pape10 et de plusieurs autres11. L’apogée du « genre » a lieu au XVIIe siècle avec, notamment, les Recueils de Jean Chenu, de Georges Louet et de Jean de Cambolas. Ce succès éditorial s’explique en grande partie par une évolution formelle décisive survenue au milieu du XVIe siècle. C’est en effet en 1556 qu’est publié le tout premier recueil d’arrêts qui a la double caractéristique d’être écrit en français12 et de reprendre des décisions rendues dans l’ensemble du royaume de France. Ce texte, le Recueil d’arrests notables des cours souveraines de France, est l’œuvre de Jean Papon (1507-1590)13 qui commença sa carrière comme modeste lieutenant général du bailliage de Montbrison (1545), puis passa maître des requêtes de Catherine de Médicis et fut enfin anobli pour ses bons et loyaux services en 157814.
On a du mal à imaginer le succès de son austère ouvrage. Il fut pourtant tel que Claude Longeon affirme « que la plupart des gens de loi possèdaient dans leur bibliothèque l’une des nombreuses éditions du Recueil d’Arrests notables […]15 ». Évelyne Berriot-Salvadore arrive même au chiffre étonnant de 23 impressions du texte (pour la période 1556-159016). C’est que, malgré les critiques de certains de ses collègues17, l’ouvrage de Papon est immédiatement apprécié et utilisé. Il semble d’ailleurs gagner en faveur et en crédit au fur et à mesure des décennies. Fait rare, la réussite de son Recueil est telle qu’elle procure à l’auteur, d’après Renée Martinage, « une large aisance, ainsi qu’une gloire dont il peut profiter18 ». Papon est alors, consécration suprême, intégré comme autorité « grave » (sous l’abréviation de « Papo19 ») et rejoint Bartole, Balde et Cujas dans l’apparat critique des éditions annotées du Corpus juris civilis. Le juriste a un tel renom qu’à la fin de sa vie, à l’instigation d’Anne d’Urfé, il est désigné par les nobles du Forez comme leur « Père »20. Une mythologie se met en place autour du vieillard et on dit qu’Honoré d’Urfé l’aurait figuré dans L’Astrée sous les traits du druide Adamas21.
Montaigne, si attentif à l’actualité éditoriale, n’a pu manquer de connaître ce texte qui, d’une part, concernait très directement ses activités professionnelles et dont, d’autre part, la structure par accumulation de cas (d’anecdotes ?) avait tout pour attirer l’attention. Le magistrat bordelais fait d’ailleurs explicitement état dans l’« Apologie de Raymond Sebond » de cette mode juridique nouvelle. Il le fait cependant d’une façon telle que ses collègues magistrats devaient en l’entendant sursauter quelque peu. Car si Montaigne semble d’abord reprendre l’avis unanime en déclarant que certains arrêts sont effectivement remarquables et qu’ils méritent donc d’être conservés pour la postérité, il affirme aussi dans le même temps que ce qui fait le caractère « notable » de telle ou telle décision c’est moins la sentence à laquelle aboutissent les juges, le fameux arrêt que l’on consigne scrupuleusement et qui fait l’admiration d’un homme comme Papon, que la recherche qui conduit au jugement, la « disceptation » — terme rare qui francise la disceptatio juridique de Quintilien22. Ce moment de confrontation des idées qui précède l’arrêt, voilà pour Montaigne le beau du travail. Le reste — c’est-à-dire tout de même la promulgation de l’arrêt — semble n’être pour lui qu’une concession faite aux simples pour susciter chez eux le très utile respect de la justice par la peur du châtiment. Voilà, pour un juriste, une conception curieuse de son métier…
Prenons exemple de nous. Les arrêts font le point extreme du parler dogmatiste et resolutif : si est ce que ceux que nos parlemens presentent au peuple les plus exemplaires, propres à nourrir en luy la reverence qu’il doit à cette dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l’exercent, prennent leur beauté non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et qui est commune à tout juge, tant comme de la disceptation et agitation des diverses et contraires ratiocinations que la matiere du droit souffre. Et le plus large champ aux reprehentions des uns philosophes à l’encontre des autres, se tire des contradictions et diversitez en quoy chacun d’eux se trouve empestré, ou à escient pour montrer la vacillation de l’esprit humain autour de toute matiere, ou forcé ignorammant par la volubilité et incomprehensibilité de toute matiere23.
Le lecteur a un peu de mal à s’y retrouver. Comment a-t-on pu passer en quelques lignes de la glorieuse tradition des arrêts « les plus exemplaires » au constat de l’universelle « vacillation de l’esprit humain » et à « l’incompréhensibilité de toute matière » ? Il y a là un tour de passe-passe dont il faut observer un instant le mécanisme. Le texte de Montaigne procède, pourrait-on dire, par « dégradations » successives. L’arrêt est, dit-on, « exemplaire » ; oui, mais il ne l’est que dans les yeux du vulgaire, éblouis par les robes rouges, le faste du tribunal et le decorum judiciaire ; l’on parvient à un beau jugement ; oui, la belle affaire, il s’en rend par douzaines tous les jours. Le droit est une discipline noble ; oui, pour les naïfs qui ne savent pas que la perplexité quotidienne des juges les conduit bien souvent à ces jugements de « gratification » que Montaigne appelle ailleurs des jugements « pour l’amy24 ». Au terme de ces quelques lignes, la forme ultime de la décision et du parler « dogmatiste et resolutif », l’arrêt, semble n’être plus alors qu’une preuve supplémentaire de « l’imbécillité » humaine. Le contexte sceptique désamorce la force juridique de tout arrêt, même notable25.
La position du bordelais est pour le moins singulière. Son originalité apparaît encore davantage si l’on rapproche ses propos des considérations contemporaines sur l’arrêt. Jean Papon se fait sans doute le porte-parole de la profession quand il déclare avec autorité que si la discussion entre pairs peut être utile, elle doit cependant prendre fin avec la promulgation, admirable, d’un arrêt. Pour lui, c’est certain, le philosophe sur lequel il faut se régler et prendre modèle n’est pas Pyrrhon mais Pythagore :
Et tout ainsi que les Pythagoriens s’arrestoient à ce dont lon leur disoit, il ha ainsi dit, entendant de Pythagoras : aussi pour decliner toute dispute, est assez non seulement, au fait litigieux, mais en tous autres semblables de dire, il y ha arrest26.
Pour Papon, l’« arrêt » vaut au sens strict ; il met fin à tout débat en même temps qu’il impose un silence respectueux à l’auditoire. Pour Montaigne, cette limite (qui fait d’ailleurs écho à celle que Justinien avait voulu imposer aux juristes de son temps27) est tout simplement illusoire. Le besoin d’interpréter et de gloser est une « maladie naturelle » dont l’homme ne peut se défaire28. C’est « se moquer » que d’imposer une telle limite car nul n’est capable d’une telle discipline. Les juristes sont d’ailleurs les premiers à ne pas respecter les arrêts que leurs confrères ont rendus.
Montaigne avait-il la préface de Papon sous les yeux quand il aborde cette question ? Le fait est, en tous cas, qu’il se plaint avec le même jeu de mots (mais pour dire tout à fait le contraire) de cette justice si changeante qu’elle ne sait même pas « s’arrester aux arrests ». À quoi pourrait bien servir dans ces conditions un Recueil comme celui de Papon ?
Les advocats et les juges de nostre temps trouvent à toutes causes assez de biais pour les [les lois] accommoder où bon leur semble. A une science si infinie, dépandant de l’authorité de tant d’opinions et d’un subject si arbitraire, il ne peut estre qu’il n’en naisse une confusion extreme de jugemens. Aussi n’est-il guiere si cler procés auquel les advis ne se trouvent divers. Ce qu’une compaignie a jugé, l’autre le juge au contraire, et elle mesmes au contraire une autre fois. Dequoy nous voyons des exemples ordinaires par cette licence, qui tasche merveilleusement la cerimonieuse authorité et lustre de nostre justice, de ne s’arrester aux arrests, et courir des uns aux autres juges pour decider d’une mesme cause29.
Ce n’est rien moins que la possibilité de la jurisprudence que le magistrat refuse aux hommes… En effet, si les hommes de l’art sont incapables de cette discipline minimale, plus alors d’« opinio communis » sur laquelle se régler, plus de prudence partagée pour établir un jugement tant soit peu uniforme et constant et donc, a fortiori, plus d’espoir de voir paraître un jour ce code civil souhaité à l’époque par des juristes comme Du Moulin et dont le travail de Papon pourrait être considéré comme une première ébauche30. L’étude des cas concrets que la réalité présente devra donc se passer de cette règle unique et le jugement se formuler sans ce secours.
Un modèle consciemment sabordé
La position sceptique de Montaigne entraîne un certain nombre de conséquences pratiques et s’exprime dans les Essais par le sabordage systématique des vaines tentatives des hommes pour prononcer une sentence véritablement fondée en justice. Voici donc, parmi d’autres, quelques cas symptomatiques de ce très conscient travail de sape de la tradition de l’« arrest notable ».
À la Renaissance, la critique de l’hypocrisie des prêtres est tout à fait traditionnelle et l’on compte par dizaines les nouvelles où tel frère Lubin abuse sous un prétexte fallacieux d’une noble dame (avec ou sans le consentement du mari d’ailleurs). On sait moins que ce type d’affaire fait aussi partie du répertoire classique des recueils d’arrêts notables. On trouve en général mention de ces cas dans la partie qui traite du sacrilège. Ainsi Jean Papon fait-il état d’un arrêt fameux :
Ce neanmoins treuvent plusieurs arrestz donnez tant à Paris, qu’autres Courtz souveraines, pour la punition de ceux qui ont supposé faulses reliques, & meu les hommes faulsement à superstition, per. l. si quis aliquid fecerit. ff. de pœn. Et pour exemple raconte Monsieur de Luc, qu’un prestre de ceste sorte de nostre temps, à mesme fin acheta pour le pris de quatre solz, une fort vieille effigie de bois de Nostredame, ayant plutost empesché qu’enrichi la boutique d’un peintre, & à laquelle il fit faire au haut de la teste deux pertuis secretz donnans droit aux yeux, & lui appliqua au dessus du bois de vigne taillee de nouveau. Il la logea apres au jardin de la cure & maison presbyterale, tout contre l’eglise, & y mit autre tel fard qu’il advisa estre propre pour son intention. Le lendemain il fait tant que plusieurs se treuvent à sa compaignie, & soy pourmenans à la gallerie dudit jardin, ou estoit l’image, laquelle pour l’humeur du bois de la vigne tombant es pertuis de la teste, & distillant par les yeux, donna semblant de pleurer. Le prestre faisant le jeu, se print à crier & faire voir, & les assistans à adviser, croire, & protester miraculeux, dont le bruit soudain fut publiq, tellement que tous y accoururent religieusement & en devotion : d’entre eux y vint le peintre, sa femme, & son valet, dont estoit prinse ceste image, qui la cognurent : & apres leur priere & oraisons, & sans en faire autre semblant, pour ne donner offense au vœu des autres & scandalizer le prestre, sinon de s’entr’adviser & accorder que c’estoit la mesme piece qui avoit plusieurs annees empesché leur boutique. Le peintre retourné à la maison publie la verité : sur quoy le prestre fut saisi, puis apres enquis, convaincu, & condamné31.
Sans doute sous l’influence du lieu commun et des nouvelles qui le transmettent32, le cas devient rapidement chez Papon un récit comme on pourrait en trouver chez Marguerite de Navarre33. Mais, pour lui, l’essentiel n’est sans doute pas là. Ce qui semble intéresser le juriste dans cette mise en récit, c’est qu’elle permet de donner à la résolution de l’affaire une vitesse stupéfiante : une fois prévenue, la justice s’exerce pleinement et immédiatement. La disproportion est tout à fait spectaculaire, une quinzaine de lignes est nécessaire pour expliquer l’odieuse machination, une seule pour dire la condamnation. Une fois prévenue, la justice redresse les torts et l’impudence de ceux qui profanent les images sacrées est châtiée. Le texte est alors clos, le scandale a pris fin et le péché de l’homme d’Église est réparé. Tout rentre ainsi dans l’ordre.
Un cas de sacrilège du même genre et qui devrait, dans le livre d’un magistrat autre que Montaigne, donner lieu au même type d’arrêt est raconté dans les Essais. L’entourloupe — grossière — de faiseurs de miracles est encore une fois découverte, mais le récit, qui n’était pour Papon qu’un détour plaisant destiné surtout à mettre en avant l’efficacité de la justice, est utilisé par Montaigne dans une intention bien différente. Le récit est, au début, conforme au modèle juridique mais, privé de sa fin édifiante, il perd d’un coup toute sa force exemplaire :
Un jeune homme du lieu s’estoit joué à contrefaire une nuict en sa maison la voix d’un esprit, sans penser à autre finesse qu’à jouyr d’un badinage present. Cela luy ayant un peu mieux succedé qu’il n’esperoit, pour estendre sa farce à plus de ressorts, il y associa une fille de village, du tout stupide et niaise ; et furent trois en fin, de mesme aage et pareille suffisance, et de presches domestiques en firent des presches publics, se cachans soubs l’autel de l’Eglise, ne parlans que de nuict, et deffendans d’y apporter aucune lumiere. De paroles qui tendoient à la conversion du monde et menace du jour du jugement (car ce sont subjects soubs l’authorité et reverence desquels l’imposture se tapit plus aiséement), ils vindrent à quelques visions et mouvements si niais et si ridicules qu’à peine y a-il rien si grossier au jeu des petits enfans. Si toutesfois la fortune y eust voulu prester un peu de faveur, qui sçait jusques où se fut accreu ce battelage ? Ces pauvres diables sont à cette heure en prison, et porteront volontiers la peine de la sottise commune ; et ne sçay si quelque juge se vengera sur eux de la sienne. On voit cler en cette-cy, qui est descouverte ; mais en plusieurs choses de pareille qualité, surpassant nostre connoissance, je suis d’advis que nous soustenons nostre jugement aussi bien à rejetter qu’à recevoir34.
La construction du récit est faite pour suggérer dans l’esprit de chaque lecteur la tradition des arrêts notables, mais à l’endroit précis où l’on s’attend à trouver l’énoncé de la sentence, le summum juridique tant attendu, Montaigne insère un questionnement déroutant qui oriente le récit sur une tout autre voie, celle de la généalogie des miracles. S’écartant donc délibérément de l’orthodoxie, Montaigne renverse l’argumentation de son prédécesseur. La conclusion qui chez Papon tenait en une phrase définitive, prototype « du parler dogmatiste et resolutif », semble devenir chez Montaigne l’occasion d’un questionnement bien plus important que le prétexte qui en fournit l’occasion.
Si les deux affaires se terminent d’ailleurs bien par une condamnation, celle que raconte Papon est infligée très volontiers pour châtier un authentique coupable et un véritable monstre tandis que celle qui figure dans les Essais semble reprise à contrecœur par Montaigne. Son unique fonction est de permettre à la société (« sottise commune ») de sauver la face en exhibant un commode bouc émissaire. Dans ce cas précis, pour être juste, il faudrait s’en prendre à la bêtise du monde et à l’universelle crédulité, et non à tel ou tel thaumaturge à le petite semaine ; mais cela, précisément, n’est guère acceptable. Significativement, le « diable » en soutane qui suscitait la colère de Papon devient chez Montaigne un « pauvre diable », un plaisantin maladroit plus à plaindre qu’à agonir.
Une telle mise en cause a des conséquences radicales qui conduisent le magistrat bordelais à proposer, dans le passage qui suit immédiatement celui-ci, un véritable oxymore juridique, seul compatible avec le projet sceptique des Essais, l’« arrêt irrésolu » :
Recevons quelque forme d’arrest qui die : La court n’y entend rien, plus librement et ingenuement que ne firent les Areopagites, lesquels, se trouvans pressez d’une cause qu’ils ne pouvoient desveloper, ordonnerent que les parties en viendroient à cent ans35.
Les contextes initiaux des deux saynètes sont identiques, les traitements et les objectifs sont radicalement différents. Avec Papon, la justice sort grandie de la punition infligée au sacrilège, avec Montaigne, elle sort plus « débile » que jamais.
De la même façon, le cas de l’innocent puni à tort semble faire partie des réflexions habituelles sur le fonctionnement de la justice. Ainsi, à l’occasion de considérations générales sur la difficulté d’élaboration d’un arrêt, Papon reprend-il d’un juriste napolitain du XVe siècle, Paris del Pozzo, le cas particulièrement intéressant d’un innocent qui, soumis à la torture, se met à avouer un crime qu’il n’a pas commis. Voilà qui semble à Papon tout à la fois cocasse et insupportable. En effet, dans ces conditions, comment le malheureux juge pourrait-il être sûr de son verdict ? Sur quoi se fonder alors ?
Un juge est fort empesché là dessus, & notamment quand il voit indices si urgens, & presomptions indubitables en si grand nombre qu’il n’y reste rien. En quoy il peut bien faillir pour estre trop craintif, & encor plus pour estre severe. Et à ce propoz Paris de Put. in Synd. in verb. tortura. allegue un cas advenu de son temps d’une femme menassant par la fenestre un homme passant par la rue, qui lui avoit fait desplaisir, & contre lequel, d’elle, lors furent ouïes les parolles en son vulgaire telles Io te fero tagliare la gambe, no sera longuo tempo. Un ennemi de celui, à qui la femme dressoit ceste menasse, sachant qu’elle estoit d’elle mesme infame, putain, & coustumiere de mal faire, & prenant occasion pour couvrir l’intention, qu’il avoit de faire mourir son ennemi, lui fait couper les jarretz, & donner coups dont il meurt. Soudain lon informe contre ceste femme. Elle est prinse, & apres, tout congnu, appliquee à la question, elle confesse chose dont elle est innocente, & est condannée à la mort. Par fortune l’un des assistants appostez par cest ennemi prins par quelque autre crime, declaire ce qu’en estoit. […] Lon ha veu d’aucuns, qui ont esté executez à la mort, & celui que lon disoit occis, s’estre trouvé apres : comme dit Bald. in addit. ad Specul. tit. de sentent. col. xviii in fine. Valere le Grand, au chapitre de la Question, recite d’un accusé d’homicide ayant confessé à la question & perseveré d’avoir occis celui que lon trouvoit à dire, & puny à la mort, & que bien tost apres celui que lon disoit occis, revint en sa maison36.
Le fait a beau être désolant — la justice se trompe parfois et met à mort des innocents qui se prétendent coupables —, pour Papon c’est l’humanité qu’il faut incriminer37, non le système judiciaire.
Un cas de figure semblable est envisagé par Montaigne dans « De l’expérience », mais, au lieu de n’être qu’une concession désolée, il sert dans les Essais de pierre angulaire pour un raisonnement qui établit définitivement la faillite de la justice humaine. Car il ne s’agit pas pour le magistrat bordelais d’un dysfonctionnement aussi regrettable que rare, mais d’une preuve évidente de la faiblesse humaine qui rend vaine toute prétention à dire le vrai :
Combien avons nous descouvert d’innocens avoir esté punis, je dis sans la coulpe des juges ; et combien en y a-il eu que nous n’avons pas descouvert ? Cecy est advenu de mon temps : certains sont condamnez à la mort pour un homicide, l’arrest, sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct, les juges sont advertis par les officiers d’une court subalterne voisine, qu’ils tiennent quelques prisonniers, lesquels advouent disertement cet homicide, et apportent à tout ce faict une lumiere indubitable. On delibere si pourtant on doit interrompre et differer l’execution de l’arrest donné contre les premiers. On considere la nouvelleté de l’exemple, et sa consequence pour accrocher les jugemens ; que la condemnation est juridiquement passée, les juges privez de repentance. Somme, ces pauvres diables sont consacrez aux formules de la justice38.
À défaut de parvenir à établir et à dire le juste, les juges ne peuvent que jouer la comédie de la justice pour impressionner les simples ou, pire, pour s’impressionner eux-mêmes. On peut (on doit même ; là est la différence entre le monde juridique et le monde moral) regretter cette triste situation, mais il n’y a là, juridiquement, rien à faire ni à reprocher aux juges (« sans la coulpe des juges », c’est-à-dire sans qu’on puisse leur incriminer cela, mais on peut toujours leur en faire le reproche) parce que, dans le moment très particulier (« sur ce point ») qui fait suite à la rédaction de l’arrêt (« conclud et arresté ») et qui précède sa déclaration (« sinon prononcé »), les juges n’ont plus leur mot à dire. Ils ont déjà joué leur rôle et doivent se retirer (« les juges sont privez de repentance »). Papon détaille d’ailleurs la procédure et affirme — tout comme Montaigne, mais de façon plus « technique » — que
[l]ors qu’un proces ha esté veu, & que le dicton ha esté minuté, signé, & mis au Greffe pour prononcer, les Juges ont les mains liees, & ne peuvent ny doivent le retirer du Greffe, ny pareillement le proces, pour sur icelui rejuger ledit proces : comme fut jugé par arrest de Paris, le 17. jour de Decembre l’an 155539.
Dans le cas montaignien, le « dicton » n’est pas encore prononcé mais l’arrêt est bien « conclud et arresté ». Le juge a donc « les mains liées ». La procédure, la mécanique du système et le respect des formes priment désormais sur l’examen du cas. On ne peut plus que regretter alors le fait qu’« est forcé de faire tort en detail qui veut faire droict en gros40 »…
La différence entre Montaigne et Papon ne porte donc ni sur le constat des erreurs judiciaires ni sur le sacro-saint respect de la procédure (la vie d’un innocent serait-elle en jeu) mais sur les conséquences que doit tirer de cet état de fait un magistrat cohérent avec lui-même. Soit il s’agit d’un défaut « marginal » du système (il y a une part inévitable d’innocents sacrifiés), soit d’une affirmation à la portée essentielle dont il faut tirer la cruelle leçon.
Faut-il conclure de tout cela que dans l’œuvre entière de ce magistrat on ne trouve aucun jugement réussi ni aucun arrêt véritablement notable ? En fait, il y a bien un arrêt dont Montaigne affirme, en reprenant la dénomination technique, qu’il est « notable », mais l’affaire porte sur matière telle qu’il est difficile de ne pas y voir la trace de l’ironie de l’essayiste. Il y est en effet question de régler une bonne fois pour toutes les rapports hommes-femmes :
[S]ur le different advenu à Cateloigne entre une femme se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary, non tant, à mon advis, qu’elle en fut incommodée (car je ne crois les miracles qu’en foy), comme pour retrancher soubs ce pretexte et brider, en cela mesme qui est l’action fondamentale du mariage, l’authorité des maris envers leurs femmes, et pour montrer que leurs hergnes et leur malignité passe outre la couche nuptiale et foule aus pieds les graces et douceurs mesmes de Venus ; à laquelle plainte le mary respondoit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu’aux jours mesme de jeusne il ne s’en sçauroit passer à moins de dix, intervint ce notable arrest de la Royne d’Aragon, par lequel, apres meure deliberation de conseil, cette bonne Royne, pour donner reigle et exemple à tout temps de la moderation et modestie requise en un juste mariage, ordonna pour bornes legitimes et necessaires le nombre de six par jour41.
Le cas est célèbre et apparaît d’ailleurs — de façon plus sommaire que chez Montaigne — dans un des recueils qui ont précédé celui de Papon, les Decisiones Burdegalenses de Nicolas Bohier :
Narrans, retulit illum Ilerden. in cap. fraternitatis. de frigid. & malefic. vidisse tempore suo hominem quendam fuisse Cathaloniae, tantum in re Venerea potentem, quod qualibet die vxorem suam x. vicib. cognoscebat, quae Reginam Aragonie secrete conquesta fuit, vocatoque viro confessus est ita rem se habere. Quare mandauit ei sub poena capitis ne amplius quam sexies in die uxorem suam cognosceret, ne (vt ait) mortis periculum mulier incurreret. Vnde de potentia viri non tantum mirari, oportet, quantum de querela uxoris42.
Mais alors que cet arrêt ne figure dans l’œuvre du président à mortier que comme un exemple cocasse à l’appui d’une démonstration juridique — Tiraqueau, Paris del Pozzo, Névizan et les Proverbes43 en sont les garants — tout à fait sérieuse44, il prend chez Montaigne une autre ampleur et une autre portée. Tout existe ici-bas et l’accumulation des anecdotes donne bien vite le vertige au lecteur. Que reste-t-il de cette « forme permanente et immuable » voulue par la reine au terme de ces pages durant lesquelles Montaigne passe en revue le double plaisir de Tirésias, les prouesses sexuelles de Messaline, la réglementation conjugale a minima de Solon et le vœu de perpétuelle continence des époux polonais Boleslaus et Kinge ? L’accumulation des exemples donne un étourdissement qui n’est pas si plaisant que cela comme l’avait bien vu Jean-Yves Pouilloux :
Pourtant très vite ces florilèges provoquent tout le contraire du réconfort qu’on en attendait : les anecdotes et les citations rassemblées s’avèrent incapables d’aider à construire un savoir positif, ou même d’apporter des lumières. Au contraire, les lectures semblent embrouiller les choses plutôt que de les éclairer45.
L’arrêt notable n’est plus alors le règlement ultime de la vie sexuelle mais une bizarrerie parmi d’autres d’un vaste cabinet de curiosités nuptiales. La nature de l’ouvrage montaignien situe d’ailleurs l’anecdote dans un horizon d’attente bien différent. Que peut comprendre en effet le lecteur de l’« Apologie » sinon que c’est là la juste mesure de la justice des hommes et sa véritable portée ? Qu’elle n’entreprenne donc pas d’autre tâche.
Un contre-recueil ?
Le décalage par rapport au modèle de l’arrêt notable est tel que l’on a parfois l’impression que Montaigne prend un malin plaisir à constituer une sorte de contre-recueil. On trouve ainsi dans les Essais une collection particulièrement savoureuse de jugements monstrueux tirés de l’Antiquité ou de l’actualité récente. Certains arrêts qui conduisent au meurtre de l’innocent — cas relativement banal — voient en quelque sorte leur caractère horrible redoublé par la mise à mort de ceux qui ont permis à l’innocence incriminée à tort d’apparaître au grand jour46. D’autres arrêts ne tirent leur notoriété que de l’incapacité et du manque de courage des juges qui les ont rendus. Il en va ainsi de ces sentences dont toute l’équité dépend finalement de la faveur au combat… Belle justice en effet que celle qui proclame juste celui qui aura remporté la guerre47.
Somme toute, pour Montaigne, il en va finalement de la justice comme des vêtements que l’on porte, et très littéralement. Les lois, pas plus que les drapés, ne produisent des « arrests » définitifs. La justice est un vêtement de lin qui ne prend jamais le pli impeccable qu’on souhaiterait lui voir prendre :
Le pis que je trouve en nostre estat, c’est l’instabilité, et que nos loix, non plus que nos vestemens, ne peuvent prendre aucune forme arrestée. Il est bien aisé d’accuser d’imperfection une police, car toutes choses mortelles en sont pleines ; il est bien aisé d’engendrer à un peuple le mespris de ses anciennes observances : jamais homme n’entreprint cela qui n’en vint à bout ; mais d’y restablir un meilleur estat en la place de celuy qu’on a ruiné, à cecy plusieurs se sont morfondus, de ceux qui l’avoient entreprins48.
Belle et audacieuse comparaison qui fonde ce qu’on a souvent appelé le conservatisme de Montaigne et qui n’est en fait que le constat de l’incapacité des hommes à trouver une formule « meilleure » que la coutume du moment.
Par un travail de sape systématique, Montaigne ruine donc la tradition qui se met en place à l’époque à laquelle il écrit. L’arrêt, forme figée par excellence, représente pour lui une cible prioritaire, car une fois cette forme paradigmatique de décision mise à mal, comment pourrait-il en aller autrement des formes de choix moins essentielles ? Thibaudet le pressentait d’ailleurs déjà dans son Montaigne :
La vie qui se résout, c’est-à-dire qui s’arrête, qui prend une figure fixe et plastique, se tourne naturellement en dogmatique. C’est le mot : arrêt, dans tous les sens, y compris le sens parlementaire sur lequel Montaigne a bien dû méditer et s’égayer. Les arrêts sont le contraire des Essais qui impliquent le mouvement en même temps que l’apprentissage et l’épreuve49.
Le château de cartes s’écroule alors et s’écroulent en même temps les prétentions glorieuses de ceux qui, comme Papon, pensaient répondre une fois pour toutes à la diversité du donné. L’expérience est toujours à renouveler et le projet de constitution d’une jurisprudence nationale tout simplement une chimère. Voilà qui ne devait pas déplaire à celui qui dit souhaiter « abattre le cuider » des hommes, « premier fondement de la tyrannie du maling esprit50 ».
Stéphan Geonget
Université François-Rabelais, Tours
Centre d’Études Supérieures de la Renaissance
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